Raoul Taburin est l’adaptation au cinéma du célèbre livre éponyme de Sempé. Mais que se cache-t-il donc derrière cette histoire de vélos ?
Dans un petit village du sud de la France, un marchand de vélos dissimule un drôle de secret, qui devient trop lourd à porter, après des années de silence. Son amitié pour Hervé Figougne fera éclater au grand jour ce qu’il cherche à enfouir depuis toujours.
Le film est adapté au cinéma par Pierre Godeau, avec Benoît Poelvoorde, Edouard Baer et Suzanne Clément. Sortie au cinéma le 17 avril.
Raoul Taburin, ou le destin d’un vélociste
Raoul Taburin est un vélociste hors pair. Il connait les vélos sur le bout des doigts, et juste à l’oreille, peut repérer un réglage à reprendre. L’histoire de Sempé commence ainsi : « Si quelqu’un s’y connaissait en changements de vitesse, cale-pieds, roulements à billes, pignons, chambres à air, pneus ballons mi-ballon ou boyaux, c’était bien Raoul Taburin, le marchand de cycles de Saint-Céron ».
Vous l’aurez compris, c’est une histoire qui devait forcément toucher la corde sensible chez Cyclable !
Pierre Godeau, le réalisateur, a conçu un film tendre et poétique. Il a puisé dans l’univers de Sempé toute l’essence de son œuvre. Nous l’avons rencontré dans ses bureaux à Paris après avoir vu le film en avant-première. Il a partagé avec nous les coulisses du film.
L’adaptation de Raoul Taburin au cinéma, challenge relevé !
Cyclable – Comment Sempé a-t-il réagi lorsque vous lui avez parlé de cette adaptation au cinéma ?
Pierre Godeau – Sempé était très enthousiaste mais assez pessimiste sur les chances de réussir. J’avais besoin qu’il me raconte. Pourtant, il me disait peu de choses à part que c’était impossible à adapter (sourire). Toute l’équipe artistique s’est plongée dans le livre de Sempé, et a commencé son travail sur le scénario. L’enjeu était de faire tenir cette petite histoire d’une centaine de pages dans une intrigue se déroulant sur 1H30 : il fallait arriver à donner de l’ampleur au scénario. On a passé beaucoup de temps à regarder les dessins. Pour la première fois, toute l’équipe artistique collaborait avec la même base de travail. Il ne me restait plus qu’à jouer un rôle de chef d’orchestre pour que tout le monde joue la même partition.
Sempé et ses dessins
Cyclable – Quelle est la magie qui opère chez Sempé ?
Pierre Godeau – Sempé apporte son regard sur de petites situations, sur la vie de tous les jours. Du naturalisme l’histoire s’oriente vers la fable, mais une fable réaliste. Notre tentative était de décaler le réel vers une vision assez optimiste de la vie. Sempé a une tendresse particulière pour ce livre : Raoul Taburin, c’est un de ses récits préférés, il se reconnait beaucoup dedans. Il nous fallait être fidèle à son esprit, à son humour toujours teinté de tendresse et de bienveillance. A nous d’essayer de mettre tous ces ingrédients dans le film.
Savoir se détacher de Sempé sans le trahir
A 85 ans, Sempé a donc accompagné Pierre Godeau et son équipe dans la réalisation du scénario.
Cyclable – Comment s’est passée la collaboration avec Sempé ?
Pierre Godeau – Son intervention s’est déroulée tout en finesse : il nous donnait ses humeurs, ses sensations. Pour moi c’était très utile de sentir cela. Et en même temps, il fallait aussi enrichir la recette avec d’autres ingrédients, et le trahir un peu, du coup. Avec Sempé, on a comme point commun le vélo. Il est fan de bicyclette, et moi aussi. Il a roulé à vélo toute sa vie, et c’est mon mode de transport quotidien aussi. Cela nous a rapprochés.
Cyclable – Il est comment, Sempé, dans la vraie vie ?
Pierre Godeau – Il est brillant, il a une répartie incroyable. Il ressemble beaucoup à ses dessins, à moins que ce ne soient ses dessins qui lui ressemblent beaucoup (sourire).
Cyclable – Ce film est l’héritier d’univers tendres et poétiques. Quelles ont été vos références ?
Pierre Godeau – Le motif récurrent du vélo qui avance tout seul, on le trouve déjà chez Tati dans Jour de fête. Non sans un certain mystère, d’ailleurs, car aujourd’hui avec le numérique, plus rien n’est impossible. Mais à l’époque, réaliser cette longue scène est une prouesse ; d’ailleurs, on n’a aucune idée de comment Tati a fait. Il y a aussi la poésie de la série Le p’tit quinquin de Bruno Dumont, qui a un fort ancrage dans le monde imaginaire et fantastique. Enfin, on retrouve l’univers poétique du film Le ballon rouge, dans lequel un enfant se lie d’amitié avec un ballon, qui le suit partout. Raoul Taburin, avec son vélo, c’est un peu pareil…
Raoul Taburin fait son entrée au cinéma
Cyclable – Dans votre film, donc, il y a des personnages inattendus : le vélo, le village…
Pierre Godeau – C’est vrai que ce sont des protagonistes principaux, qui ont leur propre vie, leur propre destinée. D’ailleurs, le vélo lui-même est animé, il doit jouer la comédie.
Cyclable – Comment avez-vous choisi le décor ?
Pierre Godeau – Il fallait trouver le village à partir du réel et l’emmener vers une certaine poésie. Le village de Venterol, dans la Drome, a séduit toute l’équipe, avec ses vieilles pierres, son charme, son soleil… et ses habitants, qui ont participé au tournage. On voulait un lieu qui tire vers le côté simple et désuet. C’était comme un véritable décor de théâtre. Tout y est vrai et l’équipe a simplement enlevé tous les éléments qui auraient permis de dater l’action.
Cyclable – C’est vrai qu’on ne saurait pas dater l’intrigue.
Pierre Godeau – C’est ce que l’on voulait. Toute l’idée, c’était d’effacer les marqueurs contemporains. D’ailleurs, le vélo trouve sa place parfaitement là-dedans car c’est un instrument qui n’a pas d’âge. On n’aurait pas pu faire ça si on avait réalisé un film sur les voitures. Car les voitures ont forcément une époque. Un vélo, on peut en trouver des plus intemporels.
Cyclable – Il y a une touche de fantastique qui apparaît parfois dans le film. Comment l’avez-vous intégré à ce film, qui se veut au départ réaliste ?
Pierre Godeau – On a voulu personnifier le vélo dans le film : il avance tout seul, il a une personnalité propre. Mais quand Raoul monte dessus, il tombe. On a voulu créer un univers doux, mais il y a toujours un léger décalage. Ensuite, l’idée était de garder des effets spéciaux à échelle humaine, et même une certaine poésie dans les cascades. On voulait rester dans l’idée de faire un film tout simple, très épuré. En même temps, il fallait que ce soit plaisant à regarder.
Cyclable – Vous aviez en tête dès le départ d’ancrer l’intrigue dans un vrai village ?
Pierre Godeau – Non, on s’est beaucoup posé la question du comment faire pour l’adapter visuellement. Tout était possible, finalement : il y avait mille façons de faire : un film d’animation, une reconstitution en studio, etc. Et puis je me suis posé la question : qui sont ces gens que Sempé dessine ? Qu’est-ce qui se cache derrière ses dessins ? La réponse est simple : ce sont les gens qui sont autour de nous : Sempé regarde le quotidien, il perçoit la singularité de chaque situation et la traduit dans ses dessins avec sa poésie, son humour et sa bienveillance.
Cyclable – Le rythme du film est particulier, aussi.
Pierre Godeau – C’est un rythme un peu d’antan, qui est bien présent dans le livre. On prend le temps de raconter une histoire. Il y a une place très importante qui est donnée au plaisir visuel. Il faut que ce soit plaisant. Ce qui compte, c’est l’histoire, mais aussi la façon dont on la raconte.
Cyclable – On sent aussi un vrai travail sur les couleurs.
Pierre Godeau – Le travail s’est fait à partir des dessins de Sempé : des couleurs pastel, des aquarelles avec une mise en lumière sur certains éléments sur lesquels il veut attirer notre attention : la couleur saturée d’un costume, le ton vif d’un paysage, tout en gardant quelque chose de très doux sur les arrière-plans.
Pierre Godeau et le vélo
Cyclable – Et vous, quel est votre rapport personnel au vélo ?
Pierre Godeau – J’ai de très bons souvenirs d’enfance à vélo. A 14-15 ans, j’allais tous les jours à vélo à l’école. Et je continue à faire du vélo tout le temps à Paris : il n’y a rien de mieux pour se déplacer en ville. En tous cas à Paris, prendre la voiture, c’est insensé, alors qu’on est proche de tout à vélo.
Cyclable – Votre film est en lien avec l’actualité, en particulier avec l’annonce du Plan Vélo National, qui veut mettre l’accent sur l’apprentissage du vélo à l’école.
Pierre Godeau – C’est vraiment bien, c’est important de savoir rouler : on ne fait pas du vélo à Paris comme on en fait dans les champs, il faut savoir anticiper ce que les autres font, c’est du stress. Cela maque de bienveillance entre les voitures et les vélos, entre les piétons et les vélos. Et pourtant, le vélo, c’est le futur.
Le vélo central et métaphorique dans le film
Cyclable – Le vélo est un personnage à part entière dans votre film.
Pierre Godeau – Le vélo a l’âme de la personne qui l’utilise, chacun est attaché à son vélo. Dans le film, il y a beaucoup de vélos, des bicyclettes qui se croisent naturellement, sans heurts, comme un manège. Chacun a un vélo différent, il y a une sorte d’harmonie. Et puis il y a le bruit que fait le vélo quand il roule, le bruit de la roue libre. Dans le film, pour chaque vélo on a fait un bruit différent : par exemple, le vélo du père fait un bruit particulier, on penserait à une locomotive ; par contre, le vélo du champion siffle un peu. Quant à celui de Raoul, il fait clic-clic ».
Cyclable – Alors le vélo est surtout métaphorique ?
Pierre Godeau – Raoul Taburin, ce n’est pas uniquement l’histoire de quelqu’un qui ne sait pas faire de vélo. C’est l’histoire d’un secret. C’est la perception que l’on a de soi, de ce que les autres pensent de nous. On ne se sait pas ce que les autres pensent, on se fait des montagnes de nos secrets. Le mal-être du décalage qu’on peut ressentir entre ce que les gens voient de nous et ce que l’on a l’impression d’être. Et à partir de ce moment-là, le film devient universel. La métaphore est magnifique. Tout cela Sempé n’en parle pas dans son livre, c’est simplement esquissé. C’est toute cette finesse qu’il nous fallait rendre dans le film.
Cyclable – A votre avis, pourquoi Sempé a voulu explorer le thème du secret ?
Pierre Godeau – Sempé a ce complexe du dessinateur : il dit qu’il ne sait pas dessiner. Quand on lui dit qu’il est génial, il a du mal à croire. Moi, je pense qu’il n’y a rien de plus dur que la simplicité. Lui, il arrive en 3 coups de crayons à faire passer tout ce qu’il souhaite dans ses dessins.
Cyclable – Si on ne sait pas faire de vélo, qu’est-ce que cela veut dire ?
Pierre Godeau – L’apprentissage du vélo, c’est toujours lié avec quelqu’un qui nous accompagne : on n’apprend pas tout seul à faire du vélo. Si on ne sait pas en faire, c’est peut-être que l’on ne nous a pas assez soutenu et donné confiance. Ou bien cela peut venir du fait que reprendre un héritage, cela peut créer des blocages.
Savoir faire de vélo ou ne pas savoir faire de vélo, telle est la question
Cyclable – Mais Benoît Poelvoorde, il sait faire du vélo (sourire) ?
Pierre Godeau : Il faut que je vous raconte quelque chose là-dessus : à deux jours de la fin du tournage, alors que tout s’était bien passé jusque-là, on tourne la scène finale, la seule où Benoit Poelvoorde monte vraiment sur un vélo. La route était vraiment pentue, et Benoît avait juste deux mètres à faire pour sortir du champ. Pour faire une blague à l’équipe, Benoît continue à rouler, esquive les personnes qui devaient l’arrêter, nous crie « salut les copains », et prend de la vitesse. Il n’avait pas repéré les freins sur le vélo, un peu ancien, et quand il les trouve, il freine, brutalement de la main gauche (il est gaucher). Résultat : il fait un soleil, coude cassé, fracture ouverte, intervention chirurgicale à l’hôpital d’Orange et le tournage est interrompu pendant un mois. Un vrai cauchemar pour nous. Après coup, bien sûr, on en a ri : pourtant, il sait faire du vélo !
Raoul Taburin, ou le choix d’acteurs qui s’intègrent à l’univers de Sempé
Cyclable – Les acteurs choisis pour ce film sont formidables et mettent tendrement en relief l’univers de Sempé.
Pierre Godeau – J’ai eu la chance d’avoir Benoît et Édouard. D’ailleurs, je ne sais pas si j’aurais pu faire le film sans Benoît. On dirait que le rôle est taillé pour lui. Je ne le connaissais pas, je lui ai envoyé le scénario et il a dit oui en 3 jours : c’est un fan absolu de Sempé. Un soir, pendant un dîner, il parlait avec Sempé et il lui a dit qu’il avait puisé dans ses dessins l’humanité de tous ses rôles. Quant à Edouard Baer, il est brillant : ce rôle du Parisien lui allait à merveille. Enfin, Suzanne accompagne Benoît en restant sur une corde tellement sensible, de tendresse et de poésie. Sempé, justement, était particulièrement touché par le jeu de Suzanne, qui joue l’épouse de Raoul, lorsqu’elle comprend enfin que son mari n’a jamais su faire de vélo. La scène où elle décompose toutes les expressions a été faite en deux prises, à la perfection. Sempé était présent, c’était très touchant.
Cyclable – Cela a dû être compliqué de trouver les acteurs pour jouer Raoul Taburin jeune ?
Pierre Godeau – Oui, c’était un vrai challenge pour trouver les acteurs qui jouent Raoul petit et à 20 ans. D’ailleurs, j’ai une anecdote : le petit garçon qui joue Raoul était inquiet : il me disait « Mais moi, je sais faire du vélo… mes copains qu’est-ce qu’ils vont penser ? » alors on a fait des plans spécifiques pour lui, pour qu’il puisse montrer à ses copains qu’il sait vraiment faire du vélo !
Cyclable – Est-ce que Sempé a vu le film ?
Pierre Godeau – Sempé est la première personne à avoir vu le film. Il l’a beaucoup aimé et l’a trouvé très beau. Il nous a dit qu’il avait retrouvé son Raoul.
L’avis de Cyclable
Chez Cyclable, nous avons eu un coup de cœur pour ce film, parce qu’il parle de vélos, bien sûr, mais surtout parce qu’il rend tout l’univers du vélo dans sa bienveillance, sa magie et qu’il brosse avec tendresse le quotidien d’un vélociste au grand cœur, comme nous essayons tous de l’être au quotidien dans nos magasins. Avec notre propre jardin secret 😉 !
- Ré-édition du livre Raoul Taburin, de Sempé (Editions Folio, Folio Junior et Denoël) à partir du 21 mars.
- Sortie du film en salle le 17 avril.